Quand nos émotions et valeurs culturelles favorisent l’acceptation de l’autre
Par Arjun Dheer et Eve Davidian
Dans le domaine de la conservation de la nature, il n’y a pas de solution miracle universelle pour résoudre les problèmes liés à la coexistence entre faune sauvage et populations humaines. A chaque situation, espèce animale et localité, son remède, s’il existe. Une chose est certaine : sans le soutien des commutés locales, aucun programme de gestion de la biodiversité ne fonctionne. Et obtenir ce soutien si précieux peut s’avérer compliqué, surtout lorsqu’il s’agit d’animaux potentiellement dangereux pour l’Homme, comme les grands carnivores ; ours, loups ou encore lions (oui, on parle de grosses bêtes !). Nous, les humains, entretenons une relation conflictuelle « je t’aime moi non plus » avec les grands prédateurs: on peut à la fois les trouver beaux, charismatiques et puissants, mais aussi les craindre et les mépriser en raison des dégâts et des coûts humains ou économiques qu’ils peuvent causer (en tuant du bétail par exemple). Bref. Les grands carnivores : on les aime mais pas près de chez nous !



Comment alors promouvoir le vivre-ensemble entre humains et carnivores? Il faut d’abord comprendre ce qui motive la résistance, l’opposition ou, au contraire, le soutien des communautés concernées envers un programme de conservation ou de gestion des grands carnivores. Jusqu’à présent, la plupart des études se sont focalisées sur l’impact de la perte d’animaux d’élevage (vache, mouton, chèvres) due à la prédation par les carnivores sauvages. De manière générale, ces études ont montré que plus les pertes (qu’elles soient réelles ou ressenties !) de bétail étaient grandes, plus les éleveurs étaient favorables à des stratégies de gestion dites « invasives » visant à réduire la densité de carnivores dans leur localité, telles que l’abattage ou la translocation (c’est-à-dire le transfert des carnivores dans une autre localité).
D’autres études plus récentes, alliant écologie et sciences humaines, se sont intéressées au rôle des facteurs psychologiques, cognitifs et culturels. Les résultats ont montré que les émotions (positives ou négatives) ressenties envers les carnivores, mais aussi l’importance culturelle que ces espèces représentent (ou pas !) façonnent le degré d’acceptation par les éleveurs envers des approches de gestions plus ou moins invasives pour les prédateurs.
Tous ces résultats sont intéressants mais difficilement applicables puisqu’en examinant les facteurs séparément, ces études ne nous permettent pas de comparer leur influence respective. Difficile donc d’identifier le facteur ayant le plus grand impact et sur lequel focaliser les efforts des actions de gestion et de communication auprès des communautés locales.
Examiner simultanément les facteurs économiques, émotionnels et culturels. Nous avons procédé à une enquête auprès de 100 membres (hommes et femmes) de la communauté Massai habitant dans l’Aire de Conservation du Ngorongoro. A chaque participant, nous avons demandé d’évaluer sur une échelle de 1 à 7 le degré de joie, de dégoût et de peur ainsi que l’importance culturelle associés à trois espèces de carnivores abondantes dans la région : la hyène tachetée, le lion et le léopard. On leur a également demandé d’estimer le nombre de vaches, chèvres, moutons et ânes tués par chacune des espèces de carnivores ainsi que le nombre de bêtes mortes à cause des maladies ou de la sécheresse, au cours des trois dernières années. Enfin, nous leur avons demandé d’évaluer leur degré d’adhésion à trois types de stratégies de gestion pour chacun des carnivores : la non-intervention, la translocation et l’abattage.

Les émotions positives favorisent le désir de protection de la faune. Nos résultats mettent en avant que les émotions (surtout la joie) et l’importance culturelle sont des prédicteurs très puissants de l’acceptation des stratégies de gestion ; bien plus puissants que la déprédation du bétail. Nos résultats indiquent aussi que plus les participants associaient un carnivore à la joie, plus ils adhéraient à la stratégie de non-intervention et moins ils adhéraient aux stratégies invasives de relocalisation et d’abattage. Dans l’ensemble, les Massais habitant dans l’Aire de Conservation semblent percevoir chacun des carnivores positivement, même si les lions (ayant une place centrale dans les traditions Massais) bénéficient d’une plus-value par rapport aux hyènes tachetées (associées à la sorcellerie et au monde des morts).
Implications de l’étude:
Notre étude démontre que les facteurs émotionnels et culturels sont essentiels et doivent être pris en compte en priorité lors de projets de gestion des carnivores impliquant les communautés Massais. Quant à la prédation, ce serait une erreur de conclure qu’elle n’a pas d’importance. Son impact est probablement juste indirect ; les expériences négatives associées à la perte d’animaux d’élevage pouvant influencer les émotions négatives perçues à l’encontre des prédateurs. Reste à élucider comment les différents facteurs socio-culturels et écologiques interagissent les uns avec les autres et à mettre en place des mesures pour réduire les expériences et émotions négatives associées à la faune sauvage.
Publication originale
Dheer A, Davidian E, Jacobs MH, Ndorosa J, Straka TM, Höner OP (2021) Emotions and cultural importance predict the acceptance of large carnivore management strategies by Maasai pastoralists. Frontiers in Conservation Science 23,1-13.